Présentée le 28 septembre 2025 au Teatro Studio, la pièce ''Orange et Zaatar '' de Mounir Ammari résonne comme un chant de mémoire et de résistance. Inspirée du recueil La Terre des oranges tristes de Ghassan Kanafani (1963), l’œuvre transpose sur scène la douleur palestinienne.
Par Souhir Lahiani, maitre assistante, Institut de presse, IPSI.
Une œuvre miroir de la mémoire et du réel
Dans '' La Terre des oranges tristes '', Kanafani dépeint, à travers plusieurs nouvelles, les multiples visages de la tragédie palestinienne. Comme s’il voulait que le récit devienne à la fois le miroir du réel et celui de la mémoire, et que la langue elle-même ploie sous le poids de la douleur humaine.
Cette œuvre, la deuxième tentative de l’écrivain pour fonder une vision créative de l’horizon palestinien, mêle intimement mémoire et identité. Le Palestinien, écrit-il, ne peut se détacher de ses souvenirs, même dans la stupeur face à la tragédie. La mémoire devient alors porte d’accès à soi-même, passage nécessaire pour retrouver son humanité perdue.
C’est cette vision que Mounir Ammari réinvente sur le plateau du Teatro Studio. « Orange et Zaatar » (« Zaatar » signifiant thym, symbole d’attachement à la terre), devient un espace scénique de mémoire et de résistance, où la jeunesse fait revivre l’histoire d’un peuple déraciné.
À travers une mise en scène sobre et symbolique, chaque geste devient prière, chaque lumière devient espérance. Les jeunes comédiens ; Ahmed Kaaek, Youssef Bettibi, Beyrem Boughmoura, Mehdi Azara, Ghalia Jebri, Mootaz Trabelsi, Beya Zarglayoun, Fatma Kassab, Tej Harmi, livrent une interprétation d’une sincérité bouleversante. Malgré leur jeunesse et leur statut d’amateurs, ils touchent le public en plein cœur, incarnant une Palestine vivante, fragile mais debout.
Chaque scène rappelle la douleur des familles séparées, des amours empêchés, des enfants privés de futur, etc. Mais au-delà du drame, une énergie vitale traverse la pièce : celle de jeunes artistes qui croient encore en l’art comme acte de paix.
Leurs voix prolongent le message de Kanafani, toujours brûlant d’actualité. Rien n’a changé depuis « La Terre des oranges tristes, », mais, la cause reste vivante, la parole circule, et demeure l’espoir qu’un jour, Palestine se libérera !
Ce cri scénique trouve un écho particulier : le théâtre tunisien, fidèle à sa tradition d’engagement, continue de dire la douleur du monde. Avec « Orange et Zaatar », Ammari rappelle que l’art demeure une arme contre l’oubli, un pont entre mémoire et liberté.
Mounir Ammari : le théâtre comme acte de résistance, de soin et de transmission
Parmi les figures qui incarnent la vitalité du théâtre tunisien contemporain, Mounir Amari s’impose comme un artiste profondément engagé. Comédien, metteur en scène, formateur et dramaturge, il appartient à cette génération de créateurs pour qui le théâtre demeure un acte de résistance, de soin et de transmission.
Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Tunis (ISAD), Mounir Ammari œuvre depuis plusieurs années au sein d’El Teatro, où il forme de jeunes comédiens et développe des créations destinées aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Il y défend une vision du théâtre comme laboratoire vivant, un espace d’écoute et de liberté où l’artiste apprend à dire le monde, à le comprendre et parfois à le réparer. Son parcours, riche de collaborations avec des troupes indépendantes et de participations à des séries télévisées. Récompensé à plusieurs reprises pour son jeu et ses créations, Mounir Ammari reste fidèle à une conviction simple : le théâtre guérit et relie. Chez lui, chaque projet est une manière de rendre la dignité à ceux qu’on n’écoute plus, d’ouvrir un espace pour dire l’indicible et redonner sens au collectif. Parallèlement, il intervient dans des institutions culturelles et éducatives, mêlant pratique artistique et accompagnement psychologique à travers la dramathérapie, qu’il considère comme un prolongement naturel du jeu scénique : un théâtre qui soigne, qui relie et qui redonne voix à ceux qu’on n’entend plus.
Les espaces privés : entre résistance et création
Face à la fragilisation des structures publiques, les espaces privés de théâtre s’affirment aujourd’hui comme les véritables '' poumons '' de la scène tunisienne. Fruits d’engagements personnels, ils offrent autonomie, liberté et innovation, redonnant souffle au paysage culturel. Parmi eux, El Teatro, fondé en 1987 par Taoufik Jebali et la militante et l'artiste engagée Zeineb Farhat, décédé le 18 mai 2021, reste un modèle de résistance artistique et de création continue.
Véritable laboratoire d’expérimentation et de formation, le Teatro Studio accueille depuis 2003, enfants, jeunes et adultes autour d’ateliers de pratique scénique, faisant du théâtre une école de la vie fondée sur le regard, l’écoute et la liberté. Aux côtés d’autres lieux indépendants comme El Hamra, Mad’Art Carthage, Lartisto, Le Rio, espace77,etc ; El Teatro contribue à une écologie culturelle vivante, où la transmission, la pensée et la création se rejoignent pour faire de l’art un outil de résistance et de transformation sociale.
Un manifeste pour la vie : '' Si le théâtre se tait, il meurt ''
Dans l’éditorial ouvrant la saison 2025-2026 d’El Teatro, Taoufik Jebali signe un texte vibrant, à la fois poétique et politique. Il y interroge la place du théâtre dans un monde saturé d’images, dominé par la violence, le fanatisme et la perte du sens :
« Les libertés se réduisent sous le marteau de la sécurité et le poids de la religion ; les arts s’éteignent, les consciences s’assoupissent. Alors, le théâtre a-t-il encore une place ?
Le théâtre que nous désirons n’est ni un divertissement éphémère ni un discours figé.
C’est un laboratoire des questions interdites, une conscience vivante qui dérange les endormis et réveille les indifférents.
''Si le théâtre se tait, il meurt. ''
Par cette déclaration, Jebali rappelle la mission première du théâtre : rendre à l’homme sa capacité d’émotion, de révolte et de beauté.
C’est peut-être là le plus bel écho de la pièce '' Orange et Zaatar '', celui d’un art qui refuse le silence, et qui continue, envers et contre tout, à parler au nom des peuples et des mémoires blessées.