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Réseaux sociaux en Tunisie : quand la liberté des femmes se heurte au tribunal numérique

Tribune Souhir Lahiani, maitre-assistante, IPSI

La surconfiance masculine, largement documentée par la psychologie sociale sous le nom d’effet Dunning-Kruger, illustre un déséquilibre profond. Alors qu’un sondage YouGov** montrait récemment que près d’un homme sur deux se disait capable de faire atterrir un avion de ligne en cas d’urgence, contre moins d’une femme sur quatre, les Tunisiennes, elles, se retrouvent confrontées à l’inverse exact : non pas l’illusion de compétence, mais la mise en doute permanente de leur légitimité. Sur les réseaux sociaux, leur apparence, leurs choix de vie ou leur simple visibilité suffisent à déclencher un flot de critiques, comme si chaque femme devait prouver sans cesse qu’elle mérite sa place dans l’espace public.

En Tunisie, les réseaux sociaux devraient être des espaces de partage et de créativité. Pourtant, ils se transforment trop souvent en tribunaux virtuels où les femmes, en particulier celles âgées de plus de 30 ans, deviennent des accusées permanentes. Ce n’est pas leur travail, leurs réussites ou leurs idées qui sont jugés, mais leur corps, leur tenue, leur vie sociale et leur simple visibilité dans l’espace public. Derrière ces jugements, une violence bien réelle menace leur liberté et leur sécurité, amplifiant des normes patriarcales ancrées dans la société.
Un tribunal numérique impitoyable
 
Une joggeuse filmée dans la rue est taxée d’« indécente ». Une présentatrice télé est attaquée pour sa robe plutôt que pour ses compétences. Une étudiante partageant une photo innocente se retrouve noyée sous des remarques « sexistes », etc. L’actrice Nadia Boussetta, elle, a confié avoir essuyé des torrents de critiques pour ses choix vestimentaires et ses rôles (source La presse de Tunisie).
Pourquoi tant d’obsession autour du corps féminin ? Cette fixation n’est pas innocente : elle traduit une volonté de maintenir les femmes sous surveillance permanente, comme si leur autonomie représentait une menace pour l’ordre établi. Comme le rappelait Simone de Beauvoir, « la liberté des femmes commence là où s’arrête le regard des autres ».
 
De la violence virtuelle à la violence réelle
 
Les chiffres sont alarmants : 4 femmes sur 5 déclarent avoir subi des violences en ligne, mais 95 % ne portent jamais plainte (Credif, 2024) ; 1 femme sur 3 a été victime de harcèlement sexuel numérique (INS, 2024) ; 91 % de ces violences passent par Facebook (ONU Femmes, 2024), etc.
Surtout, une femme sur trois en subit les conséquences dans sa vie réelle, menaces, harcèlement, agressions physiques, isolement social. À force de répétition, les insultes et humiliations en ligne participent à l’intériorisation de la peur. Elles découragent les femmes de s’exprimer librement, de s’exposer, d’entreprendre. Elles les enferment dans une autocensure qui limite leur rôle citoyen et économique.
Une hypocrisie sociale flagrante
 
Le paradoxe est criant : les attaques visent des femmes autonomes, diplômées, parfois mères de famille, qui assument leurs responsabilités. Dans le même temps, beaucoup d’hommes tolèrent que leurs propres filles adolescentes portent des vêtements jugés ‘légers’ au collège ou au lycée. Cette indulgence envers les jeunes, perçues comme ‘malléables’, contraste avec la sévérité insensible prescrite aux femmes adultes, punies pour leur indépendance.
Sur Instagram, certains hommes vont jusqu’à titrer leurs vidéos : « La véritable raison pour laquelle la majorité des femmes vont dans les salles de sport ». Comme si le bien-être, la santé ou l’envie de se dépasser ne pouvaient pas, tout simplement, être des raisons suffisantes.
Une femme de 35 ans témoigne : « Quand je publie mes séances de sport, on m’accuse de vouloir me montrer, alors qu’il s’agit de ma santé. » Une autre, dans la quarantaine, raconte les jugements subis pour fréquenter un club de chant, comme si le plaisir culturel était une faute !
 
Pourquoi la femme, toujours ? On pourrait croire que les réseaux sociaux distribuent la violence à parts égales. Mais non. Les attaques contre les hommes se concentrent davantage sur leurs idées ou leurs actions. Les femmes, elles, sont réduites à leur apparence. Ce déséquilibre traduit une culture profondément ancrée, qui associe encore l’honneur et la respectabilité de la société au contrôle du corps féminin.
En Tunisie, ce paradoxe est renforcé par un arsenal juridique pourtant avancé, notamment la loi de 2017 contre les violences faites aux femmes. Mais entre le texte et la réalité, un écart persiste : sur les réseaux, la régulation est faible, et les auteurs de violence profitent d’un sentiment d’impunité.
Selon la sociologue Fethia Saidi**, la cyberviolence se manifeste sous de multiples formes : intimidation, chantage, menaces ou diffamation. « Beaucoup de femmes ne réalisent même pas qu’elles sont victimes », précise-t-elle, (Aswat Nissa). Malek Soussi (WeYouth) note que les réseaux sociaux normalisent des comportements qui étaient auparavant marginaux, contribuant à amplifier le harcèlement. Pour Boutheina Hammami (ONU), ces espaces numériques, loin d’être neutres, reproduisent et renforcent les inégalités de genre. Dans ce contexte, comme le rappelle Chimamanda Ngozi Adichie, « une femme libre est celle qui ose être elle-même, malgré tout ».
 
Pourquoi cette violence persiste ? Si cette violence perdure, c’est d’abord parce qu’elle s’enracine dans des normes patriarcales qui imposent aux femmes d’être “décentes” et presque invisibles. À cela s’ajoute l’impunité : par peur, par honte ou par sentiment d’impuissance, la majorité des victimes renoncent à porter plainte. Le phénomène est renforcé par un double standard social, indulgent envers les adolescentes mais impitoyable envers les femmes adultes.
 
Que faire ? Des initiatives émergent. ONU Femmes, en partenariat avec la Finlande et Nokia, développe une plateforme pour centraliser les données et accompagner les victimes de cyberviolence. Mais la technologie ne suffira pas : il faut aussi une véritable éducation aux médias dès le collège, une sensibilisation des garçons, une responsabilisation des plateformes et un encouragement des femmes à dénoncer.
Internet regorge d’opportunités pour l’entrepreneuriat, la culture ou l’engagement citoyen. Mais pour beaucoup de Tunisiennes, il ressemble encore à une prison invisible, où chaque publication peut devenir une mise en accusation.
Les femmes n’ont pas à choisir entre liberté et sécurité : elles ont droit aux deux. À la société, aux institutions, aux médias et aux citoyens de transformer le numérique en un espace d’émancipation, pas de répression !
Références 
 
**Un sondage américain publié en 2023, devenu viral sur les réseaux sociaux en juin 2025, auquel 20 000 personnes ont répondu. Publié par la société de sondage YouGov, il montre que presque la moitié des hommes interrogés sont confiants, voire très confiants, en leur capacité à faire atterrir un avion de ligne en cas d’urgence – avec l’aide du contrôleur aérien, car il ne faut pas exagérer – contre… moins d’un quart des femmes. A sa publication, les réponses ont tellement agacé les experts de l’aéronautique qu’un article du site The Conversation a dû rappeler l’évidence : l’atterrissage est la phase la plus complexe du vol, même pour les pilotes. (Le monde.fr)
**Fatiha SAIDI, Violence électronique-virtuelle à l’égard des femmes activistes dans l’espace public, Aswat Nissa, Tunis, Avril, 2023